Le compte rendu
du Cahier de L’Herne Simone Weil publié sous la signature de
Monique Broc-Lapeyre dans la livraison des Cahiers
Simone Weil de juin 2014, p. 167-170, laisse assez stupéfait sur
bien des points dont, en tant que codirecteurs du Cahier Simone Weil pour
les Éditions de L’Herne et quelque peu connaisseurs des études sur la pensée de
Simone Weil, nous souhaitons relever les principaux points commentés ci-dessous :
I)
Un Cahier de L’Herne inutile ?
Il semble
entendu d’emblée que ce Cahier de L’Herne
est sans importance : « En d’autres temps, un Cahier de L’Herne était pour un auteur une consécration », or
« de nos jours c’est un énorme pavé mais qui n’a plus le même poids
d’importance ».
La raison
d’un tel jugement semble être que la publication des Œuvres complètes « interdit ce trésor d’inédits dont pouvait
se flatter la politique éditoriale de ces Cahiers ».
Ceci a pour premier effet de faire passer presque
inaperçue l’indication donnée ensuite mais beaucoup plus loin (2e
page du compte rendu), selon laquelle le Cahier
de L’Herne comprend et révèle pourtant l’existence d’inédits :
seulement le lecteur croira alors qu’il ne s’agit que de « deux dissertations »
(sans savoir qu’elles sont corrigées de la main de Simone Weil), et ne saura
pas que ces deux documents proviennent d’un fonds bien plus important que
l’ancienne élève de S. Weil au Puy Yvette Argaud a légué à la Faculté de philosophie
de l’Université catholique de Lyon.
Un deuxième effet, en réduisant l’intérêt
supposé d’un Cahier de L’Herne à la
révélation d’un « trésor d’inédits », est de se dispenser d’un examen
et d’une mise en relief de ce que l’économie
générale du Cahier de L’Herne pouvait
avoir, elle, d’original. Ce qui renvoie aux remarques suivantes.
II)
Organisation générale du Cahier de
L’Herne
L’intérêt du Cahier de L’Herne ayant été diminué par
l’absence d’inédits, on apprend néanmoins que « les nombreux textes de Simone
Weil sont judicieusement choisis et représentatifs ». Mais cette remarque
est aussitôt contrebalancée, et en fait contredite, par celle selon laquelle « les
lecteurs apprendront avec étonnement que c’est la ‘philosophe’qui est enfin reconnue cette fois »,
ce qui motive l’ironie « que bien leur fasse si cette raison peut avoir
quelque crédit ! ».
On reste
d’abord stupéfait d’une telle remarque car on ne voit rien dans le Cahier de L’Herne qui peut justifier une
telle « interprétation ». S’il y a en effet une marque distinctive de
ce Cahier de L’Herne, mais dont la
recension ne dit rien (ce qui est tout simplement incroyable), c’est la volonté de manifester aussi
intégralement que possible (ceci en contraste avec bon nombre de
présentations existantes) la distinction,
l’équilibre et le lien entre les grandes dimensions de la pensée weilienne, d’où
une organisation en quatre grandes parties qui restera ignorée du
lecteur :
I. Philosophie ;
II. Littérature/esthétique ;
III. Politique/Histoire ;
IV. Religion/Mystique.
Signalons au
passage que si « les nombreux textes de S. Weil sont judicieusement
choisis et représentatifs » (un des rares jugements positifs de cette
recension) c’est précisément grâce à cette distribution, car tous les textes
donnés le sont en fonction de celle-ci !
L’ironie avec
laquelle cette volonté d’équilibre est masquée sous le prétexte qu’on aurait
voulu mettre « enfin » en avant la « philosophe » S. Weil,
semble avoir sa source dans une affirmation de l’« Introduction
générale », selon laquelle « la réception de S. Weil est encore
loin d’être ce qu’elle devrait être ». Or ceci renvoie, pour qui veut bien
lire cette introduction, à toutes les lectures trop souvent partielles ou
approximatives de l’œuvre, bien plus fréquentes que son étude patiente et
intégrale.
Qui est
appelé, par exemple, chaque année dans des jurys de thèse sur S. Weil en
France ou à l’étranger, en sait quelque chose, et il faut vraiment vouloir
ignorer tout cela pour déclarer que n’aurait plus aucun crédit l’idée d’une
méconnaissance de S. Weil de la part de bien des « philosophes
professionnels ».
On apprend
ensuite que Fr. L’Yvonnet, codirecteur du cahier, a le tort de citer la fameuse
formule « La politique m’apparaît comme une sinistre rigolade », ce
qui est « un peu malencontreux », mais pourquoi ? Par ailleurs,
il a pu arriver que la réédition de certains textes ne renvoie pas à toutes « les éditions
antérieures ». Mais à l’inverse, pourquoi stigmatiser un « usage
malheureux de La Pesanteur et la Grâce
par plusieurs auteurs » alors que l’introduction générale a fortement
insisté sur le fait que beaucoup, y compris parmi nos brillants universitaires,
croient encore que La Pesanteur et la
Grâce est un livre de S. Weil ? S’il arrive donc que, dans ce Cahier
de L’Herne, l’on cite La Pesanteur et
la Grâce (surtout dans des articles publiés avant l’édition critique
des Cahiers Simone Weil dans les Œuvres complètes), ce n’est évidemment jamais
par ignorance de ce statut, mais pourquoi alors le laisser entendre ?
Il est
affirmé « l’absence surprenante d’études sur la critique weilienne de la
science », mais la surprise est alors l’absence totale de référence à ce
moment-là aux études magistrales sur la
science du mathématicien L. Lafforgue (dont l’article n’est cité ensuite
qu’en référence à la problématique du surnaturel), ou des philosophes J. L. Périllié et B. Saint-Sernin montrant pourquoi
cette critique s’enracine pour S. Weil dans la science grecque !
Il est déclaré
« contestable d’avoir séparé philosophie et mystique ». Mais si on
les avait unis, quels reproches n’aurait-on pas eu en sens inverse ? Et
surtout pourquoi dire ensuite qu’a été « mise à part la religion » et
que celle-ci n’est pas une « catégorie adéquate pour S. Weil », alors
que le Cahier a articulé religion et mystique, l’une étant chez S. Weil la
fonction critique de l’autre ?
III)
Contributions d’auteurs
1) Le « complet désaveu » supposé entre l’article de Pascal David et l’extrait présenté de G. Marcel n’a guère de sens, car chacun sait que quand G. Marcel déclare que S. Weil ne saurait être « classée parmi les philosophes », il a en vue la tendance rationaliste dominante de la philosophie (par exemple d’un L. Brunschvicg, lequel opposait catégoriquement philosophie et mystique).
2) Plus inquiétante est ensuite
l’incroyable série de critiques visant les quelques contributions qui sont
déclarées « trop exclusivement chrétiennes » du Cahier.
De manière
ahurissante est stigmatisée une vision « très critique du judaïsme »
alors que la liaison des trois
contributions en question (F. L’Yvonnet, E. Gabellieri, A. Guggenheim)
visait au contraire à éclairer et à contextualiser l’antijudaïsme
de S. Weil, sans y adhérer ni le mésinterpréter, contrairement à bien des
présentations, ce qui n’est l’objet d’aucune remarque.
Mais encore
plus ahurissant est ce qui est écrit ensuite de trois contributions qui
présenteraient « une Simone Weil trop décidément catholique ». Ainsi,
d’abord :
« Quand Eric O. Springsted, en compagnie
de Henri de Lubac et Urs Von Balthasar fait une méditation sur ses textes à la
manière d’une homélie ». D’abord, E. O. Springsted n’est pas
catholique mais protestant (presbytérien), et s’il cite Lubac et Balthasar,
c’est parce qu’il est un protestant intelligent, comme les penseurs catholiques
qui citent Barth ou Moltman au lieu de s’enfermer dans leur confession. Mais
surtout, il est insoutenable et faux (et qui plus est injurieux) de dire qu’il
écrit à la manière d’une homélie, alors que son texte, qui est un des plus spéculatifs de tout le
Cahier (!) offre un commentaire inédit
et remarquable d’un des plus grands textes de Marseille, les « Formes
de l’amour implicite de Dieu ».
Le
« trop décidément catholique » englobe ensuite M. C. Bingemer,
laquelle a le tort « à partir des quelques allusions faites aux figures de
François d’Assise et J. de la Croix » de développer « l’appartenance
[de S. Weil] à la grande tradition de la mystique chrétienne ». Parler de
« quelques allusions » fait rêver quand on sait les dizaines de références
à ces deux figures « sommets de la mystique chrétienne » dans les
Cahiers et textes de Marseille et de New York. Mais surtout, il est
inadmissible de faire croire que développer cette « appartenance »
impliquerait un exclusivisme chrétien puisque M. C. Bingemer éclaire à partir de là dans tous ses travaux les
perspectives intereligieuses de S. Weil !
Enfin la
recension veut visiblement éreinter «… la tentative finale de C. Hof qui en des termes que
jamais S. Weil n’a utilisés comme kénose,
kénotique, lui fait commenter les quelques phrases de la lettre de Paul aux
Philippiens » ce qui placerait « malgré elle son concept de
décréation dans une lignée de kénoticiens où elle n’en peut mais ! »
Là, avouons
que les bras tombent devant un tel aveuglement et une telle volonté
d’ignorance. Car si S. Weil n’utilise pas la translittération
« kénotique » devenue familière aux philosophes et aux théologiens
(mais qui n’existait quasiment pas à son époque), c’est tout simplement parce
qu’elle se réfère directement au kénoô
(κενόω)
grec, qu’elle traduit
littéralement par « se vider », « se dépouiller de
soi-même »… en des dizaines et dizaines de pages des Cahiers et des textes
de Marseille, New York et Londres, ce qui rend ridicule et perdue d’avance
toute tentative de minimiser l’analyse novatrice et irrécusable de C. Hof
montrant que le terme même de décréation surgit au fil des textes du
commentaire à Marseille par S. Weil de l’Hymne aux Philippiens. Mais de
cette lecture, les lecteurs des Cahiers Simone
Weil ne sauront hélas rien !
Poursuivons,
plus rapidement :
D. Tracy, le plus grand théologien américain
(qui fit venir P. Ricœur puis J. L. Marion à Chicago),
« interprète la pensée de S. Weil en parfaite contradiction avec sa
vie extrême… on ne peut accepter ce paradoxe ».
M. Marianelli « parle de l’humanisme chrétien
de S. Weil », mais il faudrait choisir entre cette appellation et
l’universalisme des manifestations du divin, ce qui fait qu’il ne convient pas
« de parler d’humanisme ».
Sauf que, qui
connaît le travail de Marianelli sait qu’il utilise l’expression de
« nouvel humanisme » précisément pour désigner un nouvel humanisme qui cherche à dépasser
les frontières de l’ancien, trop restreint à son acception classiquement
occidentale.
Ch. Delsol, membre de l’Institut, manquerait
« de rigueur » en soulignant le paradoxe de l’Enracinement où sont
valorisés à la fois les « groupes d’appartenance » et la
« conscience personnelle » ; elle utiliserait une « langue
de bois que S. Weil détestait » (!) en faisant référence à sa
critique des droits de l’homme (or c’est au nom des obligations envers l’être humain, mais cette référence qui justifie
la phrase citée n’est pas donnée : où est alors le manque de
rigueur ? !).
IV)
Deux questions
L’ensemble de
ces critiques achève hélas de discréditer une telle recension, dont on se
demande comment M. Broc-Lapeyre, qui favorisa de manière originale les
études weiliennes à Grenoble, a pu la signer, et le gérant des Cahiers Simone Weil la recueillir. On se
demandera donc : d’où vient tant d’inintelligence et d’inimitié, alors que
ce Cahier
de L’Herne a été objet d’une réception unanimement positive, d’articles
laudatifs dans des journaux et revues de tendances opposées, de la revue Études au journal Le Monde, de L’Humanité à
La Croix etc. ?
Comment et
pourquoi peuvent être ainsi visés, l’ensemble du Cahier de L’Herne et donc d’abord ses coordonnateurs, ensuite un
bon nombre des spécialistes reconnus de S. Weil au plan aussi bien
français qu’international, enfin une lecture supposée « catholique »
de certains contributeurs ?
Tout ceci pose deux questions au
moins.
La première pourrait renvoyer à des conflits
d’interprétation, ce qui dans une Association comme la nôtre, ne peut être que
normal. Mais alors, on le dit, on l’assume et on développe un vrai débat. On ne
traite pas par l’ironie, le mépris ou l’ignorance ce dont il est question (en
prêtant des intentions ridicules aux directeurs du Cahier de L’Herne, ou en portant des jugements incroyables à
l’égard d’études comme celles de E. O. Springsted ou de C. Hof
sur la kénose !). Si se développent de telles attitudes, qui sont
irrecevables sur le fond comme sur la forme, et qui ne peuvent avoir pour cause
que des ignorances assumées ou des partis pris idéologiques, c’est la fin de ce
qu’André Devaux avait en son temps magnifiquement et patiemment construit.
La seconde est tout aussi inquiétante. Que des
auteurs étiquetés « catholiques » soient protestants ou
universalistes importe peu à M. Broc-Lapeyre, ni qu’aucun d’entre eux ne
fasse une lecture « exclusivement » chrétienne de S. Weil.
La censure ne
veut pas le savoir et ne les a pas lus, le seul fait de souligner l’adhésion de S. Weil au christianisme
(volontairement confondue avec une « appartenance » supposée exclusive,
ce qui est absurde) semblant motiver ses rejets. Mais dans ce cas, ce n’est pas
seulement une volonté d’ignorance à l’égard des commentateurs qui est en cause,
c’est une volonté d’aveuglement sur la pensée et l’œuvre de S. Weil elle-même.
Les Cahiers Simone Weil
deviendraient-ils le lieu d’un tel aveuglement ?
Emmanuel Gabellieri et François
L’Yvonnet
Codirecteurs du Cahier de L’Herne Simone Weil
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